Salut les Fruityclubbers !Sur un autre topic, je vous parlais succinctement des
mécanismes culturels qui ont forgé la musique électronique. Je vous convie à le lire, c’est mieux pour comprendre le sujet d’aujourd’hui.
Nous allons nous pencher sur un sujet épineux, une classification fort embarrassante en musique électronique que l’on appelle
IDM -
Intelligent Dance Music-, ou
Braindance. Sur le forum, on a déjà débattu chaudement sur le sujet, et celui-ci me tient particulièrement à cœur.
Avant de faire de longs discours sur l’acronyme irrévérencieux en question, faisons une brève présentation : les labels
Ninja Tune,
Warp Records ou encore
BPitch Control se partagent les musiciens emblématiques de l’IDM, tels que
Aphex Twin,
Amon Tobin,
Squarepusher,
Autechre ou encore
Ellen Allien.
C’est une musique que l’on pourrait qualifier aux premiers abords de plurielle, déroutante, cérébrale, pas totalement populaire mais pas totalement savante non-plus. Je me positionne en tant que défenseur de l’appellation et de la classification IDM. Mais pourquoi faudrait-il se ranger dans un camp ou un autre ?
L’IDM provoque, que ce soit pour l’appellation que la classification, beaucoup d’opposition. Pour ses détracteurs, l’IDM serait une appellation prétentieuse et élitiste, puisqu’elle fait supposer que les autres styles de musique ne le sont pas - argument soutenu également par certains artistes dits IDM. D’autres diront que les partisans de l’IDM passent beaucoup trop de temps à débattre de ce qui est qualitativement de l’IDM et de ce qui ne l’est pas, alors qu’on pourrait très bien faire sans. C’est bien vrai, et la raison pour laquelle il en est ainsi est simplement le manque d’une définition correcte de l’IDM.
C’est pourquoi je me propose de vous exposer non pas ma définition personnelle de l’IDM, mais deux définitions, car pour moi l’IDM c’est deux interrogations simultanées.
Dans un premier temps, je vous exposerai la problématique culturelle que se pose l’IDM, ce que j’appelle
la dialectique culturelle, puis la problématique intellectuelle, que j’appelle
la recherche sonore.
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La dialectique culturelleTout d’abord, posons quelques bases pour illustrer notre propos : qu’est-ce qu’un
style artistique, et plus particulièrement un style musical ? Le style, c’est tout simplement
un ensemble de valeurs esthétiques, partagé par une somme d’œuvres issue d’un mouvement culturel, qui définissent ce qu'on peut appeler une
grammaire musicale, c'est-à-dire des règles de composition définies créant une cohérence d'écoute. Le
style est une
esthétique.
Avoir défini un style de musique nous est très utile, pour dire que l’IDM
n’est pas un style de musique : si l’on écoute la somme des productions IDM, on ne peut en induire un ensemble de valeurs esthétiques. Une grosse erreur d’appréciation serait d’induire les caractères de complexité rythmique et d’esthétique bruitiste à l’IDM en général ; si ces caractères constituent une dominante esthétique, ils n’en constituent pas la généralité.
Si l’IDM n’est pas un style de musique, quoi qu’est-ce alors ?
A partir de multiples morceaux d’un style de musique, même très différents entre eux, on peut en induire ses valeurs esthétiques. Prenons un exemple concret : qu’est-ce que le
hip-hop ? Le
hip-hop, c’est tout un courant culturel issu de l'immigration noire américaine, qui fonde -entre autres- une variété de styles musicaux riches, mais qui partagent tout de même un fonds commun. Le
hip-hop c'est
ça,
ça,
ça,
ça, ou encore
ça.
= > On peut en déduire la grammaire musicale générale que chacun peut reconnaître sans forcément les conscientiser : une
drum claire syncopée à quatre temps dont les temps pairs sont plus percussifs, une basse bien grasse, un
flow rappé, l’absence de mélodie, un son
low-fi lié à l’usage général du sampling.
Passons à l’IDM. La moitié de la production que l'on appelle IDM tend à se détacher des stéréotypes et des archétypes musicaux établis antérieurement pour créer quelque chose de nouveau. Pour cela il va tenter de transgresser la grammaire musicale. Son travail constitue à questionner, réinterpréter les codes musicaux qui constituent le
style. Reprenons notre exemple du
hip-hop, et à la façon IDM ça nous donne
ça,
ça ou
ça.
Ainsi, l’IDM n’est pas un style de musique ayant ses propres valeurs esthétiques, mais une démarche créative s’inscrivant au sein d’untel style de musique, requestionnant sa grammaire en les posant à plat. C’est par conséquent
un travail de désapprentissage plus qu’un travail d’apprentissage.
Première définition : L’IDM est un jeu de dialectique culturelle s’immisçant au travers des différents styles de musique électronique. C'est une démarche qui requestionne les codes musicaux en les exploitant sous un jour nouveau.Présentation de quelques artistes IDM avec leur style de prédilection :
- Amon Tobin 
Il a longtemps travaillé sur le jazz ainsi que la jungle, avant de se tourner vers une autre approche que l’on verra plus tard. Brésilien d’origine, il travaille beaucoup les sonorités latines.
Chomp SambaMighly Micro People Saboteur- Apparat
Il travaille l’électro-pop, l’électro-ballad avec une sensibilité bien nordique, une sorte de générosité pudique délicate.
WoodenYou Don´t Know MeThe Devil's Walk- Ellen Allien
La reine des soirées berlinoises est une figure incontournable de la scène électro. Elle a créé le label BPitch Control, qui a signé notamment Apparat, Telefon Tel Aviv ou encore Modeselektor. Sa musique comporte une esthétique de techno minimaliste évidente dont elle se dit héritière, mais n’hésite pas à chanter et à adopter une structure musicale pop pour ses morceaux.
Trash ScapesAugenblick Open - Flying Lotus
Il est une figure emblématique de l’abstract hip-hop. Selon moi, Flying Lotus questionne les origines culturelles du hip-hop en exhumant son essence primale, à savoir son héritage du continent noir. Sa musique est très suave, faite d’ombre et de poussière.
Breathe.Something/Stellar STar Melt!Golden Diva- Squarepusher
En plus d’être un excellent et prolifique compositeur électronique, c’est aussi un instrumentiste virtuose au clavier, à la batterie, ainsi qu’à la basse. Squarepusher requestionne la drumn’bass et le breakcore. Il s’oriente vers des sonorités plus jazzy un peu plus tard, et va jusqu’à intégrer des solos de basse dans ses
lives.
Do You Know SquarepusherSmedley's MelodyUltravisitorJe n’ai pas la place pour les mettre tous, mais voici encore quelques noms :
- Boards of Canada est un duo écossais qui produit de l’électro-ballad plutôt introvertie, avec quelques sonorités trip-hop, post-rock et folk.
- Four Tet, qui se demande si l’on peut faire du jazz avec de l’électronique, et si l’on peut faire de l’électro à partir de jazz. C’est du bon, du très bon.
- Telefon Tel Aviv était un duo IDM à l’esthétique pop. L’un des deux membres est décédé en 2009, c’est très regrettable.
- Venetian Snares est un artiste Breakcore. Il a réussi le pari difficile de marier harmonie orchestrale et rythmique breakcore, et remet en cause la structure traditionnelle de la musique électronique, en adoptant le 7|8.
- LFO est un duo anglais qui a commencé sa carrière dans les années 90 et qui a grandement contribué à forger l’esthétique techno.
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La recherche sonoreSelon moi, deux phénomènes sont à l’origine de l’évolution de l’Art en général : l’évolution technique camera obscura, ordinateur, imprimerie, photographie, etc, et l’exploitation de nouvelles idées et démarches créatives, ce que l’on peut qualifier de
concepts le cubisme, le fauvisme, l’impressionnisme, l’arte povera, le suprématisme, j’en passe et des meilleures, sont tous des courants artistiques issus d’une nouvelle vision de la représentation du Monde.
L’
art conceptuel ne prétend pas être conceptuel
a contrario des autres courants artistiques : ce serait une erreur, car sans concept il n’y a tout simplement pas d’évolution dans l’art,
CQFD. L’art conceptuel revendique simplement l’exploration de concepts, concepts qui deviennent fin artistique et non moyen artistique.
A ceux qui reprochent à l’IDM une prétention de ton et une attitude dévalorisante par rapport aux autres musiques, je répondrai simplement qu’il en est de même que l’art conceptuel : l’Intelligent Dance Music n’est pas plus intelligente que d’autres formes de musique, elle prétend seulement exploiter l’intelligence de processus à des fins artistiques.
Voilà pour ce qui est de la justification des appellations IDM ou Braindance.
L’IDM est une musique discursive : elle entend exploiter des concepts, questionner la musique et le son. L’IDM n’est pas du
Sound art car elle est expérimentation musicale et pas seulement expérimentation sonore. Elle n’est pas née musique savante puisqu’elle s’inscrit dans la musique électronique, qui est née populaire. Pourtant elle se veut intellectuelle, toutefois accessible à l’oreille du profane.
D’autres cas de musiques populaires se sont retrouvées musiques savantes : c’est le cas du jazz par exemple, et ça n’est pas étonnant que l’IDM fricote souvent avec le jazz. L’IDM qui façonne l’onde sonore, a également des tendances bruitistes, parfois même jusqu’à s’approcher de la
noise music. Pourquoi ? Parce que l'IDM aime jouer avec la perception. En cela elle est proche de la musique électronique savante dite
concrète, proche de la
musique spectrale et proche de la philosophie que l'on appelle
phénoménologie. Ainsi L’IDM constitue la branche intellectuelle de la musique électronique, sans être pour autant coupée du grand public par une forme d’élitisme exclusif. Elle réussit ce pari grâce aux différents degrés de lecture que l’on peut ressentir à l’écoute : l’émotionnel accessible à tous, l’exploitation de contraintes ou de concepts accessible aux personnes sensibilisées à ces formes d’expression, et le génie technique, que surtout les pratiquants sont à même d’apprécier. En cela l’IDM est très proche de l’art contemporain, qui se veut art démocratique mais pas populaire pour autant.
Deuxième définition : l’IDM est une musique qui se veut expérimentale, discursive, néanmoins accessible au grand public car appréciable au travers de différents degrés de lecture.Présentation de quelques artistes IDM dont la recherche sonore est dominante, vis-à-vis de la dialectique culturelle :
- Aphex Twin :
C’est avec lui que tout a commencé pour ainsi dire, puisque c’est en tentant de qualifier sa musique que le terme IDM est proposé. Aphex Twin démontre très jeune ses talents de prodige de l’électronique, mais c’est un garçon tourmenté, sans-cesse en questionnement
sur son identité et sur son image. C’est un expérimentateur prolifique qui a vingt ans de carrière derrière lui. On ne saurait lui attribuer un
style, tant il expérimente le son, le rythme et la structure musicale dans ses morceaux. On peut le qualifier de chercheur sonore.
ΔMi−1 = −∂Σn=1NDi[n][Σj∈C{i}Fji[n − 1] + Fexti[[n−1]]Come To DaddyWindowlicker- Autechre :
Autechre est un duo de la génération d’Aphex Twin, c’est-à-dire du début des années 90. Il a plus de lien avec ce qu'on appelle
l'art minimal qu'avec la techno minimaliste, dans le sens où sa démarche artistique est plus la volonté de créer de la perception pure que de réduire la musique à l'essentiel.
Bike444 Surripere - Amon Tobin : 
Oui, encore lui car on peut distinguer dans son travail deux périodes : une période jazz/jungle/low-fi, puis une orientation récente beaucoup plus expérimentale. Pour son album
Foley Room qui signifie en anglais
salle de bruitage, Amon Tobin fait un travail considérable en acoustique, et s’épaule d’un ingénieur son. Son album
ISAM va encore plus loin, là il n'est plus question de samples ou d'instruments, on est dans l'ambiguïté perceptive permanente.
BloodstoneBig Furry HeadJourneyman- Clark :
Last but not least, puisque qu’il est simplement mon maître spirituel ! Chris Clark débute sa carrière il y a dix ans. On peut considérer son travail comme une réflexion et une remise en question de la structure musicale classique. Un travail chargé d’ambiguïtés, de paradoxes et de dynamiques variées, au service d’une expressivité émotionnelle visant le sublime. Si j’étais une femme j’irais l’épouser.
Slow Spines Herr BarOutside Plume _________________________________________________________________________
ConclusionVoici donc ma définition de l’
Intelligent Dance Music :
L’IDM est un jeu de dialectique culturelle s’immisçant au travers des différents styles de musique électronique. C'est une démarche qui requestionne les codes musicaux en les exploitant sous un jour nouveau. En parallèle, c’est une musique qui se veut expérimentale, discursive, néanmoins accessible au grand public car appréciable au travers de différents degrés de lecture.C’est pourquoi l’IDM n’est pas un style de musique ni un mouvement culturel, c’est une volonté, une démarche intellectuelle personnelle non théorisée et non centralisée, qui aboutit à différents processus créatifs conscientisés ou non. En cela l’IDM, qui s'affranchit de l’autorité des grammaires stylistiques, produit des œuvres privilégiant la
démarche plutôt que le produit formel.
Voilà, j’espère que vous le sujet qui en intrigue plus d’un vous est (un peu) plus clair à présent !